Tamurt-iw : La Kabylie

Kabylie, le plus doux, le plus beau des mots à prononcer. Kabylie, cette beauté faite terre, montagne et mer. Tu nous hantes quand on te quitte. Loin de toi, nous ne sommes plus exactement nous-mêmes. Nous devenons des possédés par tes couleurs, ton verbe, tes bruits et tes parfums. Tes montagnes et tes petits villages ne nous abandonneront jamais.
Alors, grandiose Kabylie de nos ancêtres, où que nous soyons, aux Amériques, en Europe ou ailleurs, nous t'aimerons d'un amour plus haut que ton Djurdjura et aussi fort que ta rébellion !
Tahar HOURI © 2015. Tah'art.





















samedi 21 mai 2011

Un génie de la littérature kabyle meurt dans l’anonymat

Geneviève Harland |           
Publié sur Kabyles.net.
 
Il y a 61 ans, le 12 mai 1950, dans le pavillon des incurables d’un hôpital d’Algérie, loin de son pays natal tant aimé, un pauvre kabyle mourait de tuberculose. Personne n’en fut informé sauf celui à qui il avait écrit : « Quand vous recevrez un télégramme de la direction, c’est que je serai mort. »
Izarar Bélaïd, plus connu sous le nom de Bélaïd At-Ali naquit en 1909, à Azrou-Kellal, une des localités où sa mère a exercé le métier d’institutrice. Il est le sixième enfant d’une famille de cinq filles et de trois garçons. Il avait également deux demi-frères issus d’un premier mariage de son père Ali At-Ali.

Dès son jeune âge, sa mère Dehbya At-Salah, institutrice, l’a initié à la langue française qu’il parlait avec ses frères et soeurs, en même temps que sa langue maternelle, le kabyle.

Son frère aîné, Mbarek, vivait en France où il s’était marié. Une de ses sœurs avait épousé un Français ; une autre avait suivi son mari à Paris.

En 1915, Belaïd avait six ans, sa mère quitte l’enseignement et s’installe avec son mari et ses enfants à Azrou uqellal, son village natal, près d’Aïn El-Hammam (ex-Michelet). La même année, Bélaïd entre à l’école du village où il se distinguera pour avoir déjà la maîtrise orale du français. Il restera à Azrou jusqu’à l’âge de onze ans, année où son demi frère Mohand-Saïd installé en France le prend chez lui. Pendant le séjour de six ans qu’il fit à Paris dans le XIXe arrondissement, Bélaïd grandit sous l’œil bienveillant de son frère et de sa belle-sœur qui prenaient grand soin de lui.

L’environnement et l’enseignement reçu à Paris ont transformé Bélaïd dont la curiosité, déjà très vive, s’est ouverte à la lecture, à la musique et aux arts. Son physique aidant - il était blond tirant sur le roux -, Bélaïd n’eut aucune difficulté à s’intégrer dans son nouveau milieu. Il le fit si bien qu’il finit par prendre le prénom de Robert.

En 1925, après la mort de son père, il regagne Azrou. Il avait seize ans. Ses errances, - elles avaient commencé tôt, - l’ayant ramené en Kabylie, Belaïd fréquenta l’école publique d’Azrou mais n’y obtint pas le CEP n’ayant pas été « présenté » : à quinze ans, le voilà lancé dans la vie. C’était un jeune adolescent plein de vie. Sa mère s’empressa de le marier, contre son gré, avec Fadma At-Saadi, du village voisin de Taskenfout. Mais Bélaïd n’était pas prêt au mariage. Il délaissa vite sa femme pour fréquenter ses copains de jeu et divorça.

Période, la première, d’« inadaptation » : il passe beaucoup de temps à Michelet, en compagnie d’autres jeunes désœuvrés : parties de domino, longues stations dans les petits cafés où l’on tue le temps. Il « descend » à Alger, chercher fortune, en attendant le service militaire qui allait lui fournir l’occasion d’une vie organisée et, éventuellement, d’une réussite.

Il est bientôt caporal, puis sergent, sergent-chef. II est beau garçon : une abondante chevelure blonde, le teint blanc, les traits mobiles, l’œil vif font que ce joyeux compagnon, doué d’un esprit ouvert, souple et sensible, très méditerranéen en somme, trouve ses entrées dans quelques familles européennes ; il y en a même une où certaine fille de la maison remarque sa personne aussi bien, sinon mieux, que son uniforme galonné... Mais, on apprend un jour qu’il est Kabyle : adieu, alors, la fiancée rêvée !

A la mobilisation de 1939, Belaïd participe à la campagne de Tunisie, sur la ligne Mareth : il y gagne le scorbut et y perd toutes ses dents. Un jour, en 1943, son régiment doit embarquer pour la Corse : il veut, comme d’autres de ses compagnons, tirer une bordée avant de partir pour « le casse-pipes » : il évite de déranger le poste de garde et passe trois jours dans les vignes du Seigneur : quand il a fini de cuver son vin, le corps expéditionnaire a levé l’ancre. II est donc déserteur... et sans le sou. Il vend son uniforme et endosse un complet d’occasion qu’il vendra, par la suite, pièce par pièce... pour boire. Belaïd avait, depuis quelques années, contracté le vice de la bouteille, ce qui l’amena à être cassé, - deux fois, dit-on, - de son grade.

Il regagne Alger où il est plus facile, semble-t-il, de disparaître dans la masse. Il y vivra la vie des clochards. Il a écrit des souvenirs de cette période : « Décembre 1943, Alger, Bab-El-Oued. Par une nuit d’ivresse parfaite, Popeye, (c’est son plus récent sobriquet), s’est fait dévaliser, complètement déshabiller par ses agresseurs. Il se réveille pour se retrouver, le lendemain, dans l’entrée d’un immeuble et vêtu d une seule chemise, (une blanche, cadeau de son ami, Vou-llevsa-tamellalt). Impossible de sortir dans la rue en pareille tenue. La concierge, d’abord effrayée, puis pitoyable, lui donne tout ce qu’elle peut : un sac de jute qui pourrait contenir un quintal de blé, il est sauvé ! Enroulé autour de la taille, le sac a l’air du tablier de travail des débardeurs ; Popeye peut circuler... Huit jours après, Popeye a trouvé un vieux « couffin » crevé. Après l’avoir raccommodé, il y met tout ce qu’il trouve dans les poubelles : vieilles chaussures, épingles, fourchettes, cuillers, quelquefois argentées, jetées par mégarde, boites vides de conserve utilisables... Entre-temps, il a aussi trouvé une vieille toile cirée qu’il a attachée autour de ses épaules en guise de veste ; avec un fond de chapeau de dame sur la tête, la barbe qui convient, il peut se mêler à la « Cie des Cloches »...

Bientôt, las de cette vie dont il a honte, il rentre en Kabylie, retrouve à Azrou sa vieille mère et un de ses frères, Tayeb, qui vient de se marier.

II faut vivre... Que faire dans un pays si pauvre ? Dahbia retire à peine 5.000 Fr. par mois de son café de Michelet ; Tayeb va travailler à Alger. Belaïd est embauché sur le chantier de construction d’une usine électrique. Il n’a pas jusque-là, travaillé beaucoup de ses mains, mais, comme il sait lire et écrire, on fait de lui un garde-magasin, ce qui lui laisse tout le loisir qu’il peut souhaiter pour lire, jouer de la mandoline, dessiner, (il manie assez bien le crayon pour faire un portrait ressemblant de son chef de chantier)... Est-ce un nouveau départ ? Ce serait trop beau ! Comme il n’a pu cesser de boire, il est remercié après quelques mois.

A la maison, Tayeb, après quelque temps de mariage, a répudié sa femme et est retourné en France. Belaïd reste donc avec sa mère. C’est une femme dont le caractère aigri rend le commerce difficile, même pour un fils, qui n’est pas commode lui non plus. Après une série d’escarmouches de plus en plus violentes, c’est la mère qui quitte le terrain et se retire chez une de ses sœurs, à Saint-Eugène.

Voilà Belaïd seul et sans ressources.
Il vit dans la crainte d’être arrêté car les gendarmes passent souvent à Azrou, à la recherche de militants nationalistes.

La vie est dure ; le ravitaillement, (on dit maintenant boutayma pour désigner ce nouvel ordre de choses imposé par la guerre), le ravitaillement est difficile. Belaïd n’a, pour vivre, que les maigres rétributions qu’il reçoit de quelques illettrés pour écrire leur correspondance. Un ami s’efforce de le tirer d’embarras en lui fournissant quelques denrées : des lentilles, (dont la consommation est une innovation dans le pays), des pommes de terre, un peu de pain, des figues sèches, (qu’il apprend à faire cuire : il n’a plus de dents), et même, complément précieux, indispensable, du café et des cigarettes, ces bienheureuses cigarettes qui, parcimonieusement fumées par fragments, lui tiennent compagnie pendant les longues nuits de rédaction ou de rêverie ; car c’est à cette époque de réclusion qu’il écrit ses récits, ses poèmes et complète, par des « lectures en tout genre » ce qu’il appelle sa « culture de marché aux puces ».
La roue tourne... Dahbia, lasse de la ville et, même, « rappelée, dit-elle, par le gardien spirituel de sa maison », revient à Azrou. Tayeb, qui n’a pas trouvé en France un travail assez rémunérateur, rentre aussi au pays : cela fait, pour Belaïd, une carte d’identité qui tombe à pic et qui va lui permettre de se risquer au moins à Michelet. Il y vit de petites industries, comme celle de peintre d’enseignes, mais, aussi, y boit de bons coup, ce qui le ramène, une fois de plus, aux prises avec la gendarmerie locale, composée heureusement de bons garçons qui s’amusent des réparties d’un prévenu ressemblant plus à un titi parisien qu’à un paysan kabyle. Mais, la belle saison passe. A ce moment, Tayeb reprend le bateau, - et sa carte d’identité, - pour retourner à Paris et la vieille Dahbia « redescend » à Alger. Que va faire Belaïd ? Il en a assez de vivre seul et enfermé ; il a aussi le dégoût, passager, du pays, de la mentalité du village : il consentirait à vivre comme un ours, à condition qu’il fût libre.



D’un premier lit, la mère de Belaïd avait un fils, Mohand-Saïd, qui avait épousé une Française et s’était établi au Maroc comme agent d’affaires. Belaïd imagine que ce demi-frère, qu’il connaît à peine, pourra le caser dans quelque administration. De Michelet, il se rend à Bougie et parvient, de là, par on ne sait quels moyens, à Oudjda. D’Oudjda à Rabat, il fait le trajet à pied. Son demi-frère l’accueille, l’habille mais doit bientôt éloigner de chez lui un hôte si peu recommandable.

Belaïd entreprend alors, en vagabond, la route qui aurait dû le ramener au pays kabyle. Il connaît, de nouveau, la faim, la prison pour vagabondage et ivrognerie ; il couche à la belle étoile, dans les jardins publics, les granges, les garages. Le paludisme, puis une pneumonie préparent le terrain à la tuberculose. Des diverses étapes de cet invraisemblable voyage, il envoie à son ami, Vou-llevsa-tamellalt, des lettres qui sont des cris d’alarme ou de longues confidences.

Expulsé du Maroc, il rentre en Algérie par Marnia et Tlemcen : d’Aïn-Elhout, (14 kilomètres de Tlemcen), il écrit :
« Pourquoi et comment j’ai quitté Marnia ? Jeudi dernier, je me réveillai dans la geôle du commissariat de police. J’y avais été conduit, la veille, paraît-il, dans un état... que vous devinez. Le jeune secrétaire du commissariat, (un de ces hommes que je peux appeler « chics types ») me fit venir dans son bureau et me dit : « Mon ami, voici la troisième fois que vous passez la nuit ici pour le même motif. Oui, oui, je sais que vous ne faites de mal à personne et que vous gagnez de quoi... boire en faisant le porteur d’eau ou quelquefois en écrivant des lettres. Nous avons remarqué même que vous sembliez assez instruit. C’est dommage, mais enfin, nous, la police, ne pouvons plus vous permettre de rester plus longtemps ici, à Marnia. Songez que vous n’avez absolument aucune pièce d’identité. Nous savons que vous avez été refoulé du Maroc. Aussi, le mieux que l’on puisse faire pour vous, est de vous refouler nous-mêmes à notre tour. Marnia est une toute petite ville où un étranger comme vous ne peut trouver aucune aide. II me semble, d’ailleurs, que vous devez savoir faire autre chose que le porteur d’eau et... l’ivrogne. Allez donc à Tlemcen, qui est une grande ville : voici une réquisition signée du Maire pour une place en chemin de fer. Vous n’avez pas le sou ?... Hélas, je ne peux rien vous donner non plus, mais voici toujours un paquet de cigarettes que vous fumerez à ma santé, et bonne chance ! »

« Un agent de police m’accompagna jusqu’à la gare pour s’assurer que je montais bien en wagon et, vers 16 h. je débarquais ici, à la gare de Tlemcen, avec mon vieux couffin qui me sert de valise depuis Oudjda. Je suis allé d’abord à une espèce de marché aux puces où j’ai vendu les quatorze cigarettes qui me restaient et j’ai acheté un morceau de pain, dont je commençais à avoir grand besoin. J’ai passé la nuit à la belle... lune et c’est le lendemain que mon patron actuel m’a trouvé mangeant, dans le marché aux légumes, des figues (fraîches !) jetées. J’ai accepté tout de suite la place de gardien qu’il me proposait dans son jardin. Ne sait pas n’importe qui ce que c’est que de se trouver loin de son pays, sans aucune pièce d’identité, sans un sou et nu dans une vieille djellaba comme celle que je porte depuis Oudjda... Ce maraîcher, vous comprenez, a de bonnes raisons pour ne pas exiger de paperasses il paraît qu’aucun de mes prédécesseurs n’a pu rester plus de huit jours dans la place. Je gagne 750 Fr. par mois, 23 Fr. par jour, plus deux petites galettes d’orge et liberté de cuisiner quelques légumes pris sur le jardin... Je supporte ma solitude et ne souffre que du manque de lecture. Mon patron refuse de m’acheter le moindre journal, même si je lui offre de lui en faire la lecture... Contrairement à nos conventions, il me fait travailler à longueur de journée, et péniblement, en dehors de la garde. Il se rend compte de ma gêne, sait que, étranger sans soutien, je suis obligé de tout supporter... »

« ... Je vais maintenant me faire griller quelques poivrons avec un oignon et une tomate... Je me passe de vin sans aucune peine... Ce qui me manquerait le plus est une tasse de bon café, et, aussi une lampe et un livre, un bon livre, volumineux, substantiel... »
Une des lettres suivantes vient de l’Hôpital de Tlemcen, puis une autre de l’Hôpital civil d’Oran où il a été transféré avec une feuille d’hospitalisation qui porte un laconique tuberculose pulmonaire.
« Le régime est ici très bon, la nourriture si abondante que l’on retrouve du pain, (oui, du pain !), de la viande, dans la boîte à ordures ! Il y a pour moi de quoi rêver à certains moments où j’étais à la recherche du moindre croûton, de la moindre épluchure de légume pour apaiser ma fringale !... Il est bon d’avoir eu faim dans ma vie... »
Il retrouve assez de santé pour se remettre à lire avec cette avidité et cette pénétration que nous lui connaissons. Il lit de tout mais l’histoire qui concerne la Kabylie le touche plus que n’importe quoi. Le Journal d’Alger publiait à cette époque une enquête intitulée : le géant Kabyle... « Il est dommage, écrit-il, que Monsieur B. ne compose son enquête que de rappels historiques qui ne m’apprennent rien de neuf... J’aime mieux des appréciations personnelles qui me font, selon les cas, ou bomber le torse ou me cacher la figure... Pour ma part, je ne crois pas qu’il y ait eu jamais un seul écrivain qui nous décrive et dépeigne objectivement... Seul, sans doute, un Kabyle pourrait le faire parce que seul il a accès à certains coins de l’âme de ses... cousins... »

« Quels sont les livres que je lis ? Ceux que je peux me procurer, rien de bien fameux : le peu de malades européens qui veulent bien me prêter de la lecture n’ont que de médiocres brochures populaires du genre Tarzan ou policier, ou encore L’histoire d’un âne et de deux jeunes filles, d’un auteur anglais, que je viens de terminer... Vous savez que j’en suis arrivé à aimer les lectures plus sérieuses, plus sages... les lectures d’analyse qui m’offrent le plaisir du démontage de l’appareil psychologique, le spectacle de son fonctionnement. J’en suis arrivé, je crois, à aimer autant de telles lectures qu’une tasse de café ou une cigarette... »

« ... Je donnerais bien cher pour avoir ces huit gros volumes de Gsell,... comme j’aimerais bien aussi connaître les œuvres de Gauthier, Marçais, etc. qui me diraient quelque chose sur mes origines et me passionneraient. Oui, c’est assez drôle, c’est maintenant, à mon âge, que je trouve le meilleur agrément dans la lecture du moindre ouvrage d’Histoire, même élémentaire, alors que cela m’aurait été un martyre à l’âge d écolier... »
Que fait-il pour occuper les longues journées d’hôpital ?
Jamais le temps ne lui a duré, semble-t-il. Il écrit, des lettres de six à huit pages d’une écriture serrée, il « compose » ses souvenirs, il observe ses compagnons de misère :
« Je fais la grasse matinée et, au lit, je lis Témoignage Chrétien jusqu’à la soupe ; après quoi, retour au lit. Quelques bonnes cigarettes, quelques lignes de T.C. et re-sommeil. Oui, la vie de château ou de roi fainéant... Mais, c’est tout de même l’hôpital... Aujourd’hui, il y a du nouveau pour moi, j’ai été transféré d’une salle commune, où nous étions dix-huit, dans une petite chambre à deux lits où, pour le moment, je suis seul... Qui viendra me tenir compagnie ? J’en ai fait l’expérience : il semble difficile que deux hommes puissent vivre dans une telle proximité sans se chamailler, en venir parfois à la haine... Ce déménagement est une amabilité à mon égard de la part de la demoiselle qui s’occupe de nous. Elle n’avait pas été sans remarquer que cet isolement me ferait le plus grand plaisir et c’est d’autant plus gentil de sa part qu’il lui a suffi de sentir mon désir sans que j’aie eu à le lui dire. Comme j’ai remarqué, m’a-t-elle dit, que vous aimiez beaucoup écrire et lire... ici, vous serez « plus tranquille. » j’ai placé sur ma table un petit bouquet de fleurs cueillies dans le jardin et un numéro de Forge, pour faire... bureau. C’est est d’ici que j’espère vous envoyer mes chefs-d œuvre... »

« ... Ne croyez pas que je sois en train d’écrire pour écrire. Je suis en train de vivre des jours qui ne sont pas ordinaires... des jours dont je ne peux pas perdre une minute, car j’ai une maladie dont je sais assez par mes lectures... Vous allez rire. Ce matin, votre petit colis des quatre paquets de cigarettes Noralux m’a été apporté par une jeune demoiselle qui travaille là-bas, dans les bureaux. Elle a ouvert la porte de ma chambre pour demander « C’est bien vous, Monsieur Zehrar ? » (Belaïd avait réussi à se faire inscrire sous ce nom.) Alors, je me suis soulevé sur mon lit et, sans réfléchir, je n’ai trouvé à dire que « Ah, mademoiselle, ce sont des cigarettes ! Vous me sauvez la vie !... Je vous bénis ! » Voilà une expression que je n’avais jamais employée de ma vie - c’est sorti sans que je l’aie voulu, tout simplement - il faut croire que ce qui sort du cœur, comme on dit, n’a pas besoin d’être pensé. La pauvre fille en est devenue toute rouge, comme la fleur que j’ai là. Elle n’a pu que dire « Vous êtes bien, ici, tout seul... tranquille... Vous avez des fleurs... » Il est curieux que, dans de tels moments, quand on se sent plein de bons sentiments, l’on se trouve gêné, tandis que lorsqu’il s’agit de se dire des méchancetés... »
Il passe à l’Hôpital de Saint-Denis-du-Sig :
« Figurez-vous que j’ai vieilli. Oui, je suis devenu un vieil homme : j’ai fait le saut, franchi la ligne. Oh ! ce n’est pas plus difficile que d’avaler une pilule : mes tempes ont blanchi depuis longtemps... depuis longtemps, je m’entends appeler chibani, mais je n’en tenais pas compte... Le premier jour où je suis arrivé ici, transféré d’Oran, Madame Pépita, qui dirige ce pavillon de dix contagieux, et qui est aussi la crème des femmes, a dit à Mlle Angèle : « Le vieux, vous le mettrez là » en désignant la meilleure place de la salle. J’ai occupé le lit en me disant que, ma foi, le métier de « vieux » a du bon. Depuis, je ne cherche pas à cacher ma bouche édentée quand il m’arrive de rire, ni à me redresser en marchant... »
De l’hôpital de Saint-Denis, encore :
« Merci pour les deux derniers numéros de Témoignage Chrétien attendus avec impatience : j’ai fini par m’y habituer. Ce qu’on y lit est toujours plein d’une certaine bonté, d’une charité qui fait du bien. Chrétien ou non, on aime entendre dire des choses douces, indulgentes, compréhensives... surtout quand on en sent le besoin. De plus, je dois dire que vos Témoignage Chrétien sont lus par d’autres, dont Madame Pépita, et même la dame « d’en face » (l’ancien pavillon d’aliénés), qui, malgré qu’elle ait toute sa raison, est restée internée ; chaque jour, elle vient s’accouder à ma fenêtre et me demande : Alors, pas reçu de nouveau Témoignage Chrétien ? » Je les lui passe régulièrement et c’est pour moi un moyen de faire un plaisir dont je suis payé, d’ailleurs, assez souvent ; lorsque je suis en pénurie complète de tabac, elle me procure deux ou trois mégots, même une cigarette entière. »

« ... Il y a quelque temps, j’ai eu ici une mandoline, pendant quatre ou cinq jours. Le pauvre gosse à qui elle appartenait est parti ensuite pour l’hôpital d’Oran, où il est mort. Comme il ne savait pas en jouer, j’ai pu en profiter tout mon saoul, pour moi et toute l’assistance. Ah vous ne pouvez pas imaginer comme j’ai essayé de m’exprimer de tout mon cœur, de toute mon âme. Il y avait si longtemps que je n’avais pas tenu l’instrument, (depuis ma réclusion à Azrou), que j’en ai joué comme jamais, je crois, je ne l’avais fait. Madame Pépita a même essuyé une petite larme, quand je jouais certains airs de ma jeunesse, du temps où j’étais « Robert ». Certains, même, des pauvres types qui sont ici qui ne m’aiment sans doute pas beaucoup, m’ont semblé s’adoucir à certains airs de musique, (je les observais du coin de l’œil). Il n’y a eu de pris que moi quand j’ai entonné un chant de chez nous et, surtout, quand j’ai fredonné en jouant, l’un ou l’autre de mes petits poèmes, comme :
O montagne de mon pays,
Qui a le plus beau des noms,
Toi que je pleure dans mon exil...
»
Chose étonnante, la santé reprit le dessus :
« Il y a maintenant sept mois que je suis dans cet hôpital : j’ai eu presque la certitude que j’y mourrais de tuberculose et, brusquement, j’ai senti mes muscles se reformer ; mes cheveux ayant repoussé, j’ai pu me refaire une raie, (enjolivée par la blancheur de mes tempes : vous ne savez pas comme cela fait joli !) ; j’ai coupé mes moustaches à l’américaine, comme vous les connaissez. Alors, je trouve qu’il ne m’est plus permis de rester plus longtemps ici. J’ai besoin de travailler manuellement, de me fatiguer de dépenser mes forces, comme j’ai besoin de respirer largement, et un autre air que celui de ce Pavillon 10... »
Ses lettres se succèdent, portant des phrases comme celle-ci : « On ne peut pas reprocher au Kabyle de ne pas brûler ce qu’il a adoré... Peut-on lui faire un reproche si, de tout ce qu’il adore, il ne trouve jamais rien de durable ni d’éternel ? »
Du Sig, on l’envoie une fois de plus à Oran, puis, dernière étape, - il s’en doutait, - à Mascara. Il continue de s’inquiéter de sa mère, des deux mètres de neige qu’on dit être tombés à Michelet, mais aussi d’avoir de la lecture sérieuse, du travail.
« Ici, on passe son temps à jouer aux cartes, dames, domino, loto - tous ces jeux me dégoûtent - je n’aspire qu’au plaisir de reprendre la suite de mes Cahiers je crois que c’est ici le moment et l’occasion providentielle pour moi d’écrire quelque chose de sérieux... »
Dans la dernière lettre qui est parvenue, à J.M. Dallet (du 3 Mars 1950, Mascara), il écrit mélancoliquement :
« Mon existence s’achève et je l’aurai dépensée, jusqu’au dernier jour, à imaginer et à composer des rêves. Mais cela suffit ! Devinez ce que je suis en train de lire en ce moment... L’Évangile selon saint Luc et les Actes des Apôtres, du même. Il y a un certain temps que, chaque jour, j’en lis quelques pages - vous ne pouvez pas vous imaginer, et je ne saurais vous dire, l’impression que me fait cette lecture - j’ai presque peur d’y trouver une certaine justification de ma pauvre vie égoïste... »
Après avoir une fois de plus demandé des nouvelles de sa mère, Belaïd, dont l’écriture est plus ferme que jamais, fait au dos d’une carte postale le résumé de ses séjours en hôpital :
1947 : Oujda,
1948 : Tlemcen,
1949 : Oran et St-Denis-du-Sig,
1950 : Mascara, puis, après 1951 : ?

Il ne trouve plus rien à ajouter qu’une vue aérienne, découpée dans un journal, et qui porte cette légende : L’asile des vieillards de St-André de Mascara : il a tracé une petite croix sur le pavillon où il devait mourir.
Publié par Geneviève Harland sur "Kabyles.net"
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Bibliographie
- Dallet (J.-M.) et Degezelle (J.-L.) : Les cahiers de Belaïd ou la Kabylie d’antan, Fort-National, 1964 ; I (Textes), 478 p. + II (Traductions), 446 p.
- A3mer Meskin : Belaid At Ali, Etudes et documents berbères, 2, 1987, p. 128-141.
- Belaid At Ali : Expressions de la vie, commentaires d’expressions kabyles (extraits), Etudes et documents berbères, 2, 1987, p. 142-150.

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